Slack, pan; crac… ce bruit me réveille. Il monte de la cuisine.  Je descends de ma chambre, lentement, quelques rêves collés à mes paupières mal ouvertes.

Sur la table de cuisine, il y a :
– mon bol de café au lait , avec la peau du lait ( je déteste le café au lait) mais maman est sûre que c’est bon pour grandir.
– Un grand lapin nu, que papa débite sur la planche de bois avec son couperet.
Mon bol vibre à chaque coupe méthodique de mon père.
Les yeux du lapin me fixent; le café au lait saute de mon bol…
Et tous les dimanches matin, c’est pareil.

Encore petite pourtant, je me dis qu’il y a bien d’autres endroits pour aller découper ce lapin !

J’ai peur et des hauts de coeur. Le lapin se réduit à des morceaux, cuisses, râble, pattes, mais ses yeux sont toujours là dans sa tête horrible qui grigne les dents. Il ne ressemble plus du tout à un joli lapin au pelage doux.

Papa siffle à tue-tête ♫“La java bleue”♫ accompagnée par l’accordéon de Verchuren, qui tourne en boucle sur l’électrophone.

Maman: “ de bon matin, j’eus préféré Mozart…” (Maman emploie en soupirant des temps recherchés; elle est “l’instit” de la maison et du village)
Papa: “ Schlack, pan , crac… “ On l’appelle le dénicheur…! C’est la java bleue, la java qu’on préfère, celle qui ensorcèle…”
Maman “j’aurais rêvé d’un adagio, ne fût-ce qu’une fois dans ma vie, en me levant”
Moi: Le café me lève le coeur, et ce pauvre lapin aussi… que ça se termine, pitié!
Maman : “ Dépêche toi ma pounette. Je vais mettre en route cette saleté de civet , puis nous irons à la messe . ( maman n’en peut plus du civet dominical)
Papa : “ pour c’que disent les curés!… Tu ferais mieux de nous faire une petite mousse au chocolat!”
Maman : “ ce serait superfétatoire ! après un civet!” (Maman adore ce mot et l’emploie dès que possible)

Papa : ♬♪♩♫ sifflotement de bal musette … à fond.

(Papa et moi on devine le sens de superfétatoire sans certitude… mais on sait que ce n’est pas bon!)

L’heure de la messe arrive. j’ai le droit de mettre mes chaussures “ Little lady” en cuir rouge à brides. C’est le moment préféré de ma semaine. Elles sont belles, elles sentent le bon cuir, elles ne s’usent pas puisque je ne les porte que le dimanche matin. Je les contemple pendant que le curé chante en latin “et spectata mondi nobis vomiscum, Amen” C’est ce que je comprends en tout cas, car j’ai bien envie de vomir mon café au lait au lapin.

Sur notre banc d’église , une petite plaque émaillée porte le nom de notre famille et je trouve cela très chic et important… autant que mes chaussures “Litte lady“ rouge… “Que sont-elles devenues, moi qui les ai de si près tenues et tant aimées?…
Petites complices chéries de mon enfance , je vous ai perdues…

Avec le temps, va tout s’en va…